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Dans l’univers mystérieux des arts divinatoires, la cartomancie occupe depuis des centaines d'années une place tout à fait singulière. Fondée sur des images et en ce sens parfaitement moderne, elle n’a cessé de se renouveler et de séduire en puisant sans cesse aussi bien dans les représentations traditionnelles que dans l’imaginaire contemporain¹.

La crédulité sans réflexion, gravure par Halbou

La divination par les cartes était pratiquée bien avant le XIXe siècle, comme en témoignent certaines représentations artistiques de devineresses ou diseuses de bonne aventure, notamment une estampe du dessinateur français Louis Halbou intitulée La Crédulité sans Réflexion, gravée en 1770. La même année, Jean-Baptiste Alliette le jeune (1738-1791), plus connu sous l’anagramme d'Etteilla, publie à Paris l’un des premiers traités de cartomancie : Etteilla, ou manière de se récréer avec un jeu de cartes, ainsi qu’un jeu de 33 cartes que l’on pouvait acquérir pour 3 livres et 10 sols².

Etteilla, ou Manière de se récréer avec un jeu de cartes

Ce personnage aux multiples facettes, connu pour avoir popularisé la cartomancie, qu’il désignait sous le nom de « cartonomancie », aurait commencé à tirer les cartes³ en 1753. Selon les sources, Etteilla aurait exercé plusieurs métiers, dont celui de marchand grainier, un métier hérité de sa mère, puis perruquier, marchand d’estampes et professeur d’algèbre, comme il aimait à se nommer lui-même. En 1781, la publication de « Du Jeu des Tarots », dans le tome VIII du Monde primitif de Court de Gébelin, va lui apporter la révélation du jeu. Désormais, il y aura une cartonomancie française, avec les cartes ordinaires, et une cartonomancie égyptienne ou « Livre de Thot », le Tarot.

Court de Gébelin Tarot

Fils du pasteur Antoine Court, théologien et prédicateur réputé, Court de Gébelin s’établit à Paris en 1763 après des études à l’Académie de Lausanne. Attiré par la franc-maçonnerie, cet écrivain et érudit français rentre en 1778 dans la célèbre loge des « Neuf Sœurs », qui accueille aussi Voltaire, Benjamin Franklin, et d’autres personnages éminents. Il découvre le tarot à Paris, dans le salon « Le cercle d'Auteuil » de Madame Helvétius, et se passionne pour son interprétation et ses origines. Court de Gébelin explique dans son ouvrage que le tarot est un livre égyptien, seul reste de leurs superbes bibliothèques : « ...la forme, la disposition, l'arrangement de ce Jeu et les figures qu'il offre sont si manifestement allégoriques, et ces allégories sont si conformes à la doctrine civile, philosophique et religieuse des anciens Égyptiens, qu'on ne peut s'empêcher de le reconnaître pour l'ouvrage de ce peuple de Sages... ». Selon lui, il faudrait donc rechercher l’origine des « anciens tarots de Marseille » dans l’antique religion de la vallée du Nil et voir dans les cartes des représentations symboliques, en rapport avec l’initiation hermétique de l’ancienne Égypte. Il émet l'opinion que les noms du Pape et de la Papesse seraient dus à une interprétation chrétienne des personnages originaires par les cartiers italiens ou allemands. Il remplace donc le nom, qu'il jugeait ridicule, de la Papesse par la Grande-Prêtresse, tandis que le Pape devient le Chef des Hiérophantes ou le Grand-Prêtre.

Dans l’égyptomanie ambiante, Etteilla publie en 1783 Manière de se récréer avec le jeu de cartes nommées tarots. Les quatre « cahiers » et leurs suppléments, publiés entre 1783 et 1786, exposent la vision originale du cartonomancier. La création, en 1788, d’un cercle baptisé « Société des interprètes du Livre de Thot » va lui permettre de financer la gravure d’images. Et ainsi, son tarot « restauré », portant le titre de « Livre de Thot » est diffusé à partir de 1789. Il comprend 78 cartes finement gravées en taille-douce et colorées au pinceau¹⁰. Ce jeu est très différent des tarots publiés jusque-là. Les symboles et la séquence des cartes ne ressemblent en rien aux anciens tarots de Marseille, et leur interprétation divinatoire est jugée médiocre par certains occultistes du XIXe siècle, en particulier Éliphas Lévi, qui clamait son mépris pour « cet ancien coiffeur, n’ayant jamais appris ni le français ni l’orthographe¹¹ ».

Livre de Thot Etteilla

Malgré les critiques dont il faisait l’objet, Etteilla est sans nul doute, avec Court de Gébelin, l’un des fondateurs du tarot divinatoire. L’œuvre de Jean-Baptiste Alliette, aujourd’hui connue sous le nom de Grand Etteilla ou Tarot Égyptien, a inspiré d’autres devins et devineresses, notamment la légendaire Marie-Anne Adélaïde Lenormand, dite Mlle Lenormand, la « Sybille des faubourgs Saint-Germain », célèbre cartomancienne du Premier Empire, qui, d’après ses mémoires, donnait des consultations privées à l’Impératrice Joséphine et à Napoléon¹².

Marie-Anne Adélaïde Lenormand

Au XIXe siècle, l'occultisme moderne se développe en France et s'illustre grâce à des personnalités énigmatiques telles que l'abbé Alphonse-Louis Constant, connu sous le nom d'Éliphas Lévi Zahed (Dogme et Rituel de la haute magie, 1854-1861), le Dr Gérard Encausse, dit Papus (Traité méthodique de science occulte, 1891), Stanislas de Guaita (Au seuil du mystère, 1886), cofondateur avec Joséphin Peladan de l’Ordre kabbalistique de la Rose-Croix, ainsi qu'Oswald Wirth (Le tarot des imagiers du Moyen Âge, 1927). Ils reprennent à leur compte les idées de Court de Gébelin et confèrent au tarot une dimension divinatoire et théosophique. Ils établissent un lien entre les vingt-deux arcanes majeurs et les vingt-deux lettres de l'alphabet hébraïque, appliquant au tarot les spéculations de la Kabbale¹³.

The Chariot of Hermes Levi

La dénomination « Tarot de Marseille » apparaît pour la première fois en 1856 dans un article écrit par Romain Merlin intitulé Calligraphie, gravure, cartes à jouer, pour l'Exposition universelle de 1855 à Paris¹⁴. Papus reprend ce terme et le rend célèbre grâce à son ouvrage Le Tarot des Bohémiens, paru en 1889 : « Le tarot italien, celui de Besançon, celui de Marseille sont les meilleurs sans contredit que nous possédions aujourd'hui, surtout le dernier, qui reproduit assez bien le tarot symbolique primitif. »

La clé des grands mystères

Dans la terminologie de l’occultisme, les 78 cartes du tarot sont appelées lames ou arcanes, du latin arcanum signifiant « chose cachée, secrète ». Ainsi, les 22 atouts sont connus sous le nom d'« Arcanes Majeurs », tandis que les 56 cartes numérales et honneurs sont désignées comme les « Arcanes Mineurs ». C’est à Jean-Baptiste Pitois, dit Paul Christian, auteur français et collaborateur de Charles Nodier, que nous devons l’emploi des termes lames et arcanes, devenus classiques dans la littérature ésotérique, notamment dans son ouvrage L’homme rouge des Tuileries (1863)¹⁵.

Harry Kellar Spirit Cabinet

La tradition anglo-saxonne a joué un rôle considérable dans le développement du tarot à travers le monde. Dans les années 1850, alors que le spiritisme¹⁶, venu des États-Unis, suscite un engouement dans la plupart des grandes villes d’Europe, d’autres courants de pensée émergent au sein du milieu occultiste anglais. À Londres, la société secrète « L'Ordre hermétique de l'Aube dorée » (The Hermetic Order of the Golden Dawn) voit le jour en 1888 grâce à un groupe de rosicruciens : le Dr William Wynn Westcott, le cabaliste William Robert Woodman, et le magicien Samuel Liddell MacGregor Mathers¹⁷. Les enseignements de cette école sont constitués d’un mélange de diverses sciences occultes : astrologie, kabbale, pratique yogique, magie égyptienne ancienne et la pratique d’une variété de systèmes de divination, dont le Tarot. La Golden Dawn, qui prétend pouvoir transformer ses initiés en grands mages du XXe siècle, attire de nombreuses personnalités de l’époque, dont Aleister Crowley, Arthur Edward Waite et, selon les rumeurs, le célèbre écrivain Bram Stoker.

Baphomet Lévi

De ce mouvement émerge le poète Arthur Edward Waite. Il est le premier à traduire les textes d’Éliphas Lévi, qu’il considère comme le plus brillant interprète de la philosophie occulte en Occident. Cependant, Waite finit par se détacher de son influence et entreprend de créer un tarot qui s’éloigne de la vision du « Livre de Thot ». Si certaines illustrations font référence aux gravures et commentaires du mage français, le Baphomet de Lévi est transformé en diable aux ailes de chauve-souris, afin de se conformer aux représentations des anciens tarots de Marseille. Il est assisté par une artiste américaine, Pamela Colman-Smith, rencontrée au sein de la loge Isis-Urania de la Golden Dawn. Un tarot a particulièrement inspiré la jeune artiste : en 1907, lors d’une exposition au British Museum, elle découvre le célèbre tarot Sola-Busca, créé par le maître Nicola di Maestro Antonio d'Ancone, le plus ancien tarot complet connu au monde (1491) et le seul dont l’ensemble des cartes numérales est illustré¹⁸. Sous la direction d’Arthur Edward Waite, le jeu de tarot et le livre The Pictorial Key to the Tarot sont édités pour la première fois en 1910 par William Rider & Son, Ltd à Londres, puis réédités en 1970 par U.S. Games Systems, Inc¹⁹.

Tarot de Jean Noblet

De gauche à droite, Tarot de Marseille type I, Jean Noblet, 1659, et Tarot Rider-Waite-Smith, 1910.

L’expression « tirer les cartes » apparaît officiellement en 1798 dans la cinquième édition du Dictionnaire de l’Académie française. Quant au terme « cartomancie », il fait son entrée pour la première fois dans le Dictionnaire de Nodier en 1835, pour désigner «  l’art de tirer les cartes, de prédire l’avenir par les cartes²⁰ ».

1. Musée Français de la Carte à Jouer. Cartomancie, entre mystère et imaginaire, catalogue d’exposition (Issy-Les-Moulineaux du 11 décembre 2019 au 7 juin 2020), Éditions de Tournon, Paris, 2019, p. 7.

2. Par M.***. Etteilla, ou manière de se récréer avec un jeu de cartes, Lesclapart, Paris, 1770, p. 2. Le sol est une ancienne monnaie française en circulation sous Louis XVI.

3. Auteur anonyme. L’art de tirer les cartes, ou le moyen de lire dans l’avenir, Deroy, Paris, 1796, pp. 2-3.

4. Thierry Depaulis. Tarot, jeu et magie, catalogue d’exposition (Galerie Mazarine, du 17 octobre 1984 au 6 janvier 1985), Bibliothèque nationale de France, 1984, p. 133.

5. En mythologie égyptienne, Thot est un dieu lunaire qui remplit des fonctions de messager. Selon la légende, il est l’inventeur des hiéroglyphes et, est à ce titre, le dépositaire du savoir. Corinne Morel. Dictionnaire des symboles, mythes et croyances, Éditions de l’Archipel, 2004, p. 863.

6. Thierry Depaulis. Le Tarot révélé, catalogue d’exposition Jeu et divination - Le Tarot révélé (Musée Suisse du Jeu, du 20 septembre 2013 au 26 janvier 2014), Éditeur Ulrich Schädler, 2e éd., 2018, p. 58.

7. Musée Français de la Carte à Jouer, op. cit., p. 29.

8. Ibid.

9. Monique Streiff Moretti. Isis, Narcisse, Psyché entre Lumières et Romantisme, Collectif, 2001, p. 39.

10. Le Tarot Révélé, op. cit., p. 61.

11. Tarot, jeu et magie, op. cit., p. 134.

12. Isabelle Nadolny. Histoire du tarot - Origines - Iconographie - Symbolisme, Éditions Trajectoire, 2018, p. 159.

13. Encyclopédie de la divination, coll. "Réalités de l’imaginaire", Tchou, Paris, 1965, p. 273.

14. Thierry Depaulis. “The Tarot de Marseille – Facts and Fallacies I”, The Playing-Card, vol. 42, n°. 1, 2010.

15. Tarot, jeu et magie, op. cit., p. 131.

16. Guillaume Cuchet. « Le retour des esprits, ou la naissance du spiritisme sous le Second Empire », Revue d’histoire moderne & contemporaine, vol. 54-2, no. 2, 2007, pp. 74-90.

17. Helen Farley. A Cultural History of Tarot, I.B Tauris & Co Ltd, New York, 2009, p. 118.

18. Cartomancie, entre mystère et imaginaire, op. cit., p. 71.

19. Stuart R. Kaplan. La grande encyclopédie du tarot, Tchou, Paris, 1978, p. 286.

20. Cartomancie, entre mystère et imaginaire, op. cit., p. 7.